Le grand philosophe et linguiste français Roland Barthes est le héros du 655è épisode de ma série sur les personnes non-hétérosexuelles qui ont extraordinairement réussi.
Roland Barthes, star de la littérature et de la théorie
Roland Barthes, né le 12 novembre 1915 à Cherbourg et mort le 26 mars 1980 à Paris, est un philosophe, critique littéraire et sémiologue français.
Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études de 1962 à 1975, puis à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et professeur au Collège de France, il est l’un des principaux animateurs du post-structuralisme et de la sémiologie linguistique et photographique en France.
Voici les détails les plus intéressants de sa vie.
Jeunesse
Roland Gérard Barthes naît en 1915 pendant la Première Guerre mondiale, à Cherbourg, de Louis Barthes, officier de la marine marchande, catholique, et d’Henriette Binger, protestante issue de la bourgeoisie intellectuelle. Son grand-père maternel était l’explorateur Louis-Gustave Binger, devenu gouverneur des colonies et sa grand-mère, Noémi, recevait place du Panthéon le Tout-Paris intellectuel. Son père, mobilisé en 1914 comme enseigne de vaisseau, meurt lors d’un combat naval en mer du Nord le 26 octobre 1916.
Ainsi orphelin de père à l’âge d’un an, Roland Barthes va passer son enfance avec sa mère et son frère cadet chez ses grands-parents à Bayonne, avant l’installation avec sa mère à Paris lorsqu’il a neuf ans.
Il s’intéresse très tôt au théâtre, à la littérature, à la musique et écrit à dix-huit ans un livre qu’il publiera quarante ans plus tard : « En marge du Criton » [pastiche de l’oeuvre de Platon].
Après des études de lexicologie et de linguistique, Roland Barthes participe en 1934 à la formation du groupe « Défense républicaine anti-fasciste », en réaction aux événements qui ravagent l’Europe. Il souffre à partir de cette même année d’une faiblesse pulmonaire, qui lui vaudra d’être exempté du service militaire en 1937. Après un premier poste comme professeur au lycée de Biarritz (1939-1940), il fait plusieurs séjours en sanatorium, en France et en Suisse. Pendant ces périodes de sanatorium, il donne des conférences sur des poètes et des philosophes, mène une vie intellectuelle riche, fait des rencontres déterminantes (dont celle, pour sa formation politique, de Georges Fournié, militant trotskyste qui l’initie au marxisme) et découvre des lectures fondamentales (Karl Marx, Jules Michelet, Jean-Paul Sartre).
Après avoir rencontré Maurice Nadeau [grand critique littéraire], il publie dans la revue « Combat » ce qui constituera « Le Degré zéro de l’écriture » [oeuvre de réflexion sur l’écriture et les écrivains]. Il occupe ensuite plusieurs postes : bibliothécaire à l’Institut français de Bucarest, lecteur à l’université d’Alexandrie, conseiller littéraire aux éditions de l’Arche ou encore enseignant à l’université de Rabat. Il s’intéresse à la linguistique et au structuralisme, participe au lancement de plusieurs revues comme « Arguments » et la « Quinzaine littéraire ».
(…)
En tant que directeur d’études à l’EHESS et attaché de recherche en sociologie au CNRS, il approfondit ses analyses du mythe et du signe, notamment dans « Mythologies ». Il continue à publier des écrits importants, comme « Le Plaisir du texte » en 1973, « Barthes par Roland Barthes » en 1975 et « Fragments d’un discours amoureux » [réflexion sur les sentiments amoureux] en 1977.
En 1976, il devient Professeur au Collège de France, où une chaire de sémiologie littéraire lui est consacrée. C’est en sortant d’un cours qu’il est renversé par une camionnette et meurt ainsi à l’âge de 65 ans. Il est enterré auprès de sa mère, dans le cimetière d’Urt au Pays basque.
Postérité
«Vive clarté», a-t-on envie de s’exclamer en lisant ses derniers livres. Dans sa biographie du grand homme, Tiphaine Samoyault montre combien l’intelligence de Roland Barthes illumine tout ce qu’il approche et analyse. Combien il est exigeant. Combien il est sensible, doux, amical, tant avec ses amis écrivains qu’avec ses étudiants. La connaissance chez lui est une fête, et le texte, on le sait, est un plaisir. Roland Barthes nous restera toujours présent.
Mais… Roland Barthes était-il joyeux ?? …
Voici la réponse :
Les garçons et l’impossibilité de l’amour : “Roland Barthes : Le métier d’écrire” d’Éric Marty
Fugues le 29 juin 2006
Il y a vingt-six ans, en février 1980, l’auteur de « Mythologies » était frappé par une camionnette, en face du Collège de France où il enseignait depuis trois ans. Figure vivace de philosophe et d’écrivain, il s’appelait Roland Barthes. On peut dire que de son vivant il devint une sorte de star de la littérature et de la théorie. Comme pour d’autres professeurs vedettes à l’époque et qui se nommaient, entre autres, Jacques Lacan, Michel Foucault, Gilles Deleuze, ses cours étaient très suivis; comme à ses conférences du samedi matin dans la célèbre institution parisienne, il y avait foule, il avait fallu ouvrir une salle supplémentaire, où la voix du conférencier [Roland Barthes] était relayée par haut-parleurs.
Beaucoup de ses étudiants à ses séminaires sont maintenant connus, comme Renaud Camus, Patrick Mauriès, Antoine Compagnon et Éric Marty, qui vient de publier un « Roland Barthes: Le métier d’écrire » et qui nous permet de parler du Barthes quotidien, intime même, en particulier de l’homosexuel, peu dévoilé, presque occulté.
Il est vrai que ses œuvres sont presque muettes sur sa sexualité, quelles que soient leurs périodes, que je pourrais classer en trois catégories : la période théorique (du « Degré zéro de l’écriture » à « S / Z »), la période du texte (de « Sade, Fourrier, Loyola » au « Plaisir du texte ») et la période romanesque (du « Roland Barthes par Roland Barthes » aux « Fragments d’un discours amoureux »). On sait que durant la dernière période il était obsédé par le roman, qu’il voulait en écrire un, en fit un projet détaillé sous le titre « Vita Nova ». Ce désir ne se concrétisera jamais. Le roman est le lieu des affects, de l’imaginaire qui se disperse dans l’anecdote, le lieu autant de la souffrance que du désir, le lieu où l’on traite ce qu’on ne peut pas dire ou avouer.
Dans le milieu de Saint-Germain-des-Prés, celui des éditeurs et des libraires, on savait Roland Barthes adorateur des garçons. Qu’il avait eu des amants, dont le dernier qui avait en quelque sorte inspiré ses « Fragments du discours amoureux ». Ses compagnons, qu’Éric Marty évoque d’ailleurs dans son livre, le savaient triste, désolé [à l’âge mûr] de ne plus pouvoir fréquenter les garçons que par le moyen de l’échange monétaire.
Dans ses «chroniques» qu’il livrait au [magazine] Le Nouvel Observateur et au journal Le Monde à partir de 1978, il parlait souvent d’eux. Ainsi, dans cette chronique de janvier 1980, quelques semaines avant sa mort, intitulée tout simplement «Sexe», il écrivait : «Une sorte de désespoir m’a pris, j’avais envie de pleurer. Je voyais dans l’évidence qu’il me fallait renoncer aux garçons, car il n’y a pas de désir d’eux à moi, et que je suis ou trop scrupuleux ou trop maladroit pour imposer le mien.»
Quelque chose était fini : l’amour des garçons (il ne dira jamais : «des hommes»). Cette fin devait se résoudre, sous certains aspects, par le roman, là où le désir n’est plus poisseux, abâtardi par l’argent — la fréquentation des gigolos s’étant accentuée depuis quelques années. L’homme était pris au désarroi, enfermé dans une peur qui n’avait rien à voir, entre autres, avec la mort — dont il acceptait la venue, surtout après la mort de sa mère en 1977, qui vivait avec lui, et dont il était resté inconsolable.
Il disait d’ailleurs de cette perte que c’était sa première mort. Sa deuxième mort après son accident était tracée d’avance. Mais de là à dire qu’il la souhaitait comme certains l’ont prétendu à l’époque il y un pas qu’Éric Marty ne franchit pas, parce qu’il l’a bien connu en étant son secrétaire (il travaillait à l’appartement de Barthes, rue Servandoni à Paris, toutes les après-midi).
Eric Marty ne livre pas de secrets d’alcôve et, comme le titre du livre l’indique, il parle de l’écrivain et de son métier. Mais dans la première section de son livre — il y en a trois, dont deux sont plutôt des présentations de l’œuvre de Barthes —, il offre une vue intime de son professeur et mentor; cette partie intime s’intitule «Mémoire d’une amitié» et, comme Eric Marty l’écrit, il s’agit surtout «d’un portrait autobiographique». C’est donc par son regard, qui ne se veut pas artificiel, qu’il décrit gestes, attitudes et propos de Barthes, depuis les séminaires qu’il commença à suivre en 1976 alors qu’il avait vingt ans.
Barthes avait remarqué [le jeune Eric Marty] mais le grand homme était timide, aphasique devant «ce prince de la jeunesse». Marty décrit le réseau homosexuel dans lequel circulait Barthes, qui part d’un appartement tenu par un mystérieux Youssef et s’étend dans quelques rues parisiennes, celles du Quartier latin. En font partie François Wahl, qui est éditeur aux Éditions du Seuil, ainsi que son copain, le romancier Severo Sarduy, et un certain nombre d’étudiants qui sont devenus des amis. Donc, avec le Barthes modéré en politique et frugal en nourriture, on a aussi le Barthes homosexuel et dont l’amour des garçons est problématique.
Eric Marty écrit : «J’avais beaucoup de mal à apprécier les difficultés qu’il [Barthes] rencontrait [avec les garçons] alors… Il avait beaucoup de «petits amis», au-delà de liaisons plus ou moins régulières avec certains de la petite bande qui gravitait autour de lui… Mais il y avait une sorte d’impossibilité du bonheur. S’il fréquentait tant les gigolos, c’est qu’ils correspondaient à la structure même de son “Ennui”. L’incapacité à vivre. J’ai été très longtemps admiratif du passage de «Soirées de Paris» [ses fameuses chroniques 1978-1979] où, rencontrant un prostitué, il lui donne de l’argent d’avance en lui proposant un rendez-vous un peu plus tard à cause du manque de chambres libres à l’hôtel de passe qu’il fréquente…»
Éric Marty note bien que l’homosexualité de Barthes ne concernait qu’une partie privée de sa vie, en particulier son commerce des gigolos. Barthes allait parfois voir un film pornographique. S’il fréquentait la fameuse boîte «Le Palace», il ne courait pas les lieux de drague. Il n’était pas gay [au sens militant du terme] (gay est un mot qu’il aurait détesté), je ne crois pas qu’il aurait fait partie du mouvement politique pour la reconnaissance des droits des homosexuels.
Sa vie sexuelle a été très longtemps méconnue, tant et tellement que des gens en restaient abasourdis lorsqu’on la leur révélait. Et son œuvre jusqu’aux environs de 1975 n’en dévoile rien. Les goûts de Barthes en littérature étaient classiques. Ses remarques laissent même planer un doute. Mais une préface pour « Tricks » de Renaud Camus en 1979 lève toute ambiguïté.
L’homosexualité de Roland Barthes était faite de dépits, de malaises, de doutes et de désespoir. Il n’était disponible que pour l’amour, l’Amour avec un grand «A». La proximité — inévitable — du sexe avec l’amour alourdissait un certain dandysme de vivre chez lui. L’amour n’était pas une affaire de peau mais de tendresse, de gentillesse, de délicatesse.
Or le sexe est quelque chose d’incontrôlable, de violent, alors que pour Barthes la vie devait être sans crise. En fin de compte, l’homosexualité était difficile pour lui, car il ne pouvait se faire une image d’elle pour lui-même. Elle ne construisait ni sa vie ni son destin. Elle était hors de lui, si l’on peut dire. La vie amoureuse lui était donc devenue une blessure, une plaie vive qu’on ne peut cicatriser.
A lire :
- ROLAND BARTHES : LE MÉTIER D’ÉCRIRE / Éric Marty. Paris: Seuil, 2006, 333p. (coll. : Fiction et Cie)
- ŒUVRES COMPLÈTES / Roland Barthes. Paris: Seuil, 2002. 5 volumes.
fugues.com + babelio – résumé par roijoyeux
… Revenez pour de nouvelles enquêtes, prochainement sur roijoyeux !!! … Et vous pouvez lire l’histoire des autres héros joyeux ici
Le héros de mes études littéraires avec cet autre passionné de la langue, le philosophe et philologue Nietzche. Merci pour cet article passionnant, que j’ai dévoré sans en laisser une seule miette.
Avec plaisir !!! 🙂
quel cadeau inespéré … et quel ironie à qualifié Roland Barthes de … » joyeux » …. mais on s’en fiche cette entrée me fait tellement plaisir … merci …
Avec plaisir !!! 🙂
Merci à toi de m’avoir lancé sur cette enquête sur ce grand homme « joyeux » que je l’avoue je ne connaissais pas !!! …